Et tuez-moi si vous le pouvez !

-Jeune homme ? Nous sommes arrivés à l'adresse demandée.
-Hum ?

C'était sûrement le premier son émit par Shinzaburo depuis le début du voyage. Il paya le chauffeur sans dire un mot, sortit du véhicule pour prendre ses bagages, et laissa la taxi démarrer. Un soupir amer s'échappa d'entre ses lèvres, et il baissa tristement la tête. Sept ans, c'était le temps qu'il avait fallu à sa famille d'accueil pour se lasser de lui, sa présence et ses bizarreries. Il les comprenait. Depuis qu'il était arrivé chez eux, son téta avait semblé ne pas s'améliorer. Il avait retrouvé la parole au bout de cinq ans, et encore, pour la perdre à nouveau quelques mois plus tard. Même maintenant, il s'exprimait seulement par un ou deux mots, ne formant de phrases longues et complètes que s'il y était obligé, où s'il devait tenter de tenir une conversation. Et encore, qui en aurait eu envie ? Il était peu doué pour nouer des relations avec les gens, et en général, on le trouvait assez effrayant. Il est vrai que cette adolescent au regard vide, à la voix rauque et sifflante, n'inspirait pas la confiance. La seule fois où on avait été gentil avec lui, il avait voulu, pour remercier, faire apparaître un bouquet de fleurs. Au final, il s'était retrouvé avec trois malheureuses roses rouge sang, complètement fanées, voire légèrement moisies, qui avaient disparu en à peine deux minutes. Il savait très bien que ce qu'il matérialisait finissait toujours par disparaître, mais à ce point . . . En plus de ne pas durer, c'était complètement raté.

Shinzaburo se retourna vers le bâtiment, qu'il considéra en silence pendant quelques secondes, avant de prendre sa valise, et de commencer à avancer. Pénétrant dans le hall, il fit un tour sur lui-même, effrayé. Tout lui paraissait si grand, trop nouveau, trop moderne. Il n'y avait pas une personne, et ses pas résonnaient de façon peu rassurante sur le sol carrelé. Une des conséquences de ce qu'il avait vu, ses peurs paniques, pour rien, tout le temps. Il ne passait pas une journée sans que quelque chose d'on ne peut plus banal ne le prenne au tripes, l'empêchant de réagir correctement. Il était déjà étonnant qu'il ne se mette pas à trembler tout seul. Autour de lui, il n'y avait rien. Pas une porte, pas un bureau, juste des escaliers.

-Il y a . . . quelqu'un ?
-Je peux t'aider, si tu veux . . .
-Maman, arrête, t'es pas là.
-Mais si, retournes-toi . . .

Shin s'exécuta, avant de détourner brusquement la tête. Chaque matérialisation de sa mère était le même. Elle rampait au sol derrière lui, défigurée, ensanglantée, baignant dans une mare pourpre, visqueuse, qui lui donnait envie de vomir. Il n'était pas rare que cette vision effraie les gens. Et là, allez donc expliquez que non non, cette chose à moitié morte et réduite en bouillie qui vous suit n'est pas réelle, juste une illusion que vous avez créé, si si, bien sûr. C'était peu crédible.

Shin sursauta en entendant ce cri derrière lui. Il se retourna brusquement, et le cadavre à côté de lui disparut. Comme d'habitude. Dans un sens, il voulait la voir apparaître. Pas dans cette position, pas avec cet aspect, mais il avait besoin de la voir, de l'entendre, de savoir qu'il n'était pas tout à fait seul. Savoir que son passé était toujours avec lui, prêt à absorber le présent dès que possible. Bref, toujours est-il que pour l'heure, il avait laissé tomber sa valise sur le sol, juste à côté de ses rangers. Il avait laissé retomber le peu de concentration qu'il avait, et l'illusion avait disparu immédiatement. Elle était restée moins d'une minute, et l'effort n'avait pas eu le temps de le fatiguer complètement. Juste une très, très légère sensation de manque de sommeil.

Shinzaburo se mordit la lèvre, et baissa les yeux. Si jamais cette jeune fille n'était pas comme lui . . . Elle allait probablement le considérer comme un monstre ! Mais ses yeux s'attardèrent sur ses sacs, et il eut la surprise de les voir devenir pierre. Il ouvrit de grands yeux, releva la tête, la pencha sur le côté, fronça les sourcils. Pour le coup, il ne comprenait pas. Alors c'était ça, que son père adoptif avait voulu sous-entendre par "des gens comme toi" ? Il n'était donc pas le seul dans ce cas ? Il n'était pas malade, ça n'était pas contagieux ? Et surtout . . . c'était différent ? Dans un sens, ça ne le rassurait pas, il n'y avait donc que lui pour faire apparaître des cadavres . . .

-Désolé. Voulais pas vous faire peur.

Ce furent les seuls mots qui sortirent de la bouche de Shinzaburo, mettant à profit sa gorge douloureuse. Depuis quelques jours, il devait faire des efforts pour parler, et n'était pas habitué à cet effort, aussi la douleur se faisait-elle rapidement ressentir.